Je m'appelle Mélanie Péron. Je viens d'un tout petit village à peine visible sur une carte. Je ne suis pas juive. Aucun de mes proches n'a été victime de la Shoah. Mes grands-parents n'étaient pas dans la Résistance. Ils n'ont sauvé personne de la Shoah.
Pourtant, j'ai créé un cours sur Paris pendant l'occupation allemande, j'ai demandé et obtenu la bourse Lori Rutman. Ensuite, avec le soutien de la USC Shoah Foundation et du Penn Price Lab for Digital Humanities, j'ai développé une carte multimédia de Paris pendant la Seconde Guerre mondiale et maintenant un site web.
Pour répondre à cette question, je me suis tournée vers mon principal signifiant. Mon nom pourrait-il ainsi me conduire au moment liminaire où tout a commencé ou devrais-je plutôt dire au seuil, comme mon nom le signifie si vous ajoutez un [r] supplémentaire ? Une rapide recherche sur Google révèle une toile effrayante qui relie mon nom à ... l'antisémitisme. René Péron était l'illustrateur de la tristement célèbre affiche Le Juif et la France. Perón, avec un accent déplacé sur le [o], nous amène au leader argentin qui a financé l'évasion des principaux architectes de la Shoah. Pèron, avec un accent grave sur le [e], signifie pilori en vieux français. Au Pilori etait le titre de l'hebdomadaire antisémite le plus virulent sous l'Occupation.
Mon lieu de naissance ne fait que renforcer mon rattachement au mauvais côté de l'histoire. Je suis née à 30 kms de Beaune-la-Rolande, à 50 kms de Pithiviers. Ces deux villes sont connues pour leurs camps d'internement où des milliers de Juifs - dont beaucoup d'enfants - ont transité avant d'être déportés à Auschwitz. En grandissant, pendant longtemps, je savais seulement qu'un Pithiviers était un gâteau, spécialité de la ville portant le même nom.
C'est peut-être ici que tout a commencé.
Ma grand-mère était une paysanne. Une de celles dont les livres ne parlent pas beaucoup. Elle travaillait comme un homme, s'occupait de la ferme et élevait deux petites filles pendant que son mari était prisonnier de guerre en Tchécoslovaquie pendant 5 ans. Femme discrète, elle n'oubliait jamais de préparer le plat préféré de chacun lorsqu'on lui rendait visite, de planter dans le jardin tous les fruits préférés de ses petits-enfants, de nous emmener faire de longues promenades à vélo pour trouver le meilleur arbre sous lequel faire la sieste. Elle se levait des heures avant tout le monde, enfilait son tablier méticuleusement repassé et préparait la maison en silence. Elle vivait dans les coulisses, dans l'ombre de son charismatique mari. Elle ne parlait jamais de son passé. Elle ne parlait jamais de ses sentiments. Elle ne parlait jamais de ses rêves. Personne ne lui posait de questions à ce sujet de toute façon. Elle était juste là pour nous, ses "petits" comme elle disait.
Parfois, elle allait dans le bureau de mon grand-père et fermait la porte derrière elle. Un jour, je me suis cachée et je l'ai vue prendre une clé sous un livre et ouvrir l'armoire. Elle a sorti un dossier, s'est assise et a pleuré en répétant "ces pauvres petits". Après son départ, j'ai pris la clé, ouvert l'armoire et regardé les papiers. C'étaient des coupures de journaux au sujet des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Je ne lui en ai jamais parlé.
Ma grand-mère a fini par avoir la maladie d'Alzheimer. Mon nom et mon visage étaient les seuls dont elle se souvenait. Son corps était brisé et épousait la forme d'un L inversé. Quand elle marchait, son regard ne pouvait que fixer le sol. Elle remplissait la poche de son tablier de toutes sortes de petites cailloux qu'elle trouvait par terre et les inspectait avant de s'endormir. Tandis qu'elle essayait péniblement de mettre le doigt sur ce qui finissait inévitablement sur le bout de sa langue, j'ai décidé d'apaiser son calvaire et j'ai cessé d'utiliser des mots pour lui parler. Nous communiquions avec des gestes et des regards. J'avais tant de questions à lui poser, mais elle n'avait pas de mots pour me répondre. Ce qu'elle avait pour moi en revanche, à part les petits cailloux qu'elle laissait sur mon lit, c'était cette lumière vive et complice qui brillait dans ses yeux quand elle me regardait. Mes proches ne parlent que de son regard vide. De toute évidence, nous n'avons pas vécu la même histoire.
C'est peut-être là que tout a commencé.
Je n'ai que son prénom. Louise. Le prénom de mon grand-père était Maurice. Louise et Maurice se sont rencontrés en 1945 sur la route. Il rentrait de Tchécoslovaquie où il était prisonnier de guerre. Elle était une rescapée d'un camp de concentration. Elle n'avait rien sur elle. Ses pieds étaient enflés et en sang. Mon grand-père lui a donné une veste et lui a fabriqué des chaussures avec des feuilles et de l'écorce d'arbre. Il n'avait jamais rencontré de juif et elle ne ressemblait sûrement pas à ce à quoi il pensait qu'un juif ressemblait. Je ne peux m'empêcher de me demander : si mon grand-père n'avait pas été fait prisonnier en 1940, aurait-il soutenu les lois antisémites de Vichy ? Il avait l'habitude de dire que Louise était la meilleure chose qui lui soit arrivée pendant cette guerre. Nous avons tous connu Louise qui, religieusement, appelait une fois par an - probablement à l'occasion de l'anniversaire du jour de leur rencontre. Pourtant, personne dans ma famille, à part mon grand-père, ne l'a jamais vue ni ne lui a parlé. Après la mort de mon grand-père, j'ai cherché son nom dans son carnet d'adresses. Elle était inscrite simplement sous le nom de Louise. Il n'y avait pas d'adresse. Seulement un numéro de téléphone. Peu après, quelqu'un a jeté le vieux carnet et Louise a disparu avec.
C'est peut-être là que tout a commencé.
Ma grand-mère s'appelait Renée Péron. Ce [e] supplémentaire qui la distingue du dessinateur du Juif et la France pourrait être une des clés de l'histoire. Je pourrais d'ailleurs dédier le projet à la lettre [e] comme l'a fait Georges Perec. Pour [e], pour eux. Pour ces petits que ma grand-mère n'a pas sauvés, pour ces enfants qu'elle aurait pu cacher dans sa ferme et à qui elle aurait pu faire don de souvenirs magiques, pour ma grand-mère et la personne qu'elle aurait voulu être pour eux, pour les histoires qu'elle n'a pas pu raconter à mesure que sa mémoire s'effaçait, pour mon grand-père et l'homme qu'il est devenu grâce à Louise, pour Louise qui fait partie à jamais du récit familial.