Mélanie's Blog | Rachel


Samedi 15 juin 2019

(...)

Après avoir quitté Samuel, je suis allée à la Bellevilloise pour voir si je pourrais entrer à l’intérieur et retrouver la salle dans laquelle les Muller ont été parqués ce matin-là. Dans la ruelle qui longe le 25 de la rue Boyer, il y avait un attroupement bruyant et joyeux. Il s’agissait de danseurs qui sortaient du Centre Momboye. Entrer dans ce qui a servi d’antichambre à Auschwitz par la porte d’un studio de danse, ce lieu a manifestement le chic pour toujours surprendre. L’un des danseurs m’a gentiment invitée à entrer et j’ai demandé à parler à la responsable pour savoir si elle m’autoriserait à venir filmer les lieux demain. Je lui expliquais que je travaillais sur l’histoire d’Annette Muller qui avait été amenée à la Bellevilloise avec sa mère et ses frères le 16 juillet 1942 quand elle m’interrompit :

-Vous parlez de Rebecca.

-Non, je parle d’Annette Muller et ses frères…

-Je sais de qui vous parlez. Vous parlez de Rebecca, la petite dame qui vient ici tous les ans. Celle qui a reçu une gifle de sa mère.

Je ne sais plus vraiment comment notre discussion s’est terminée. A partir de ce moment, je n’avais qu’une idée en tête : retrouver Rebecca. Annette ne pouvait plus parler. Rebecca pourrait peut-être lui prêter sa voix. Les doigts tremblants, je pianote sur mon téléphone :

www.google.fr

> Rebecca & Bellevilloise & rafle du Vel d’Hiv & gifle

> parmi les résultats : “Cette gifle de ma mère m’a sauvé la vie” raconte une rescapée, Rachel Jedinak.

Je continue :

www.pagesblanches.fr

> Jedinak, Paris

N’importe quoi ! Qui a encore son nom dans l’annuaire téléphonique en 2019 ?

J’ai une adresse.

J’envoie un sms à mon mari:

Might be late. I’m onto something. I’ll tell you. I have the feeling that I need to find a woman whose name is Rachel. I’ll keep you posted. Love you.

Et hop ! je dévale la rue de Ménilmontant, descend les marches de la station de métro à toute vitesse - il est déjà 18h, il se fait tard pour rendre visite à une personne âgée. Sortie de la bouche du métro, je cours jusqu’à l’adresse indiquée sur l’annuaire électronique. Je me retrouve devant une grille et un digicode. Une petite fille, de l’autre côté de la grille, promène sa poupée dans sa poussette. Elle me regarde, s’approche et me dit :

-Tu as encore oublié ta clef ? Je t’ouvre encore cette fois mais c’est la dernière.

La grille s’ouvre. La petite fille et sa poupée s’éloignent. Et maintenant ? Il y a plusieurs bâtiments. Je me dirige vers un au hasard. Les noms défilent sur le digicode. Jedinak Etage x Porte x. Ouf ! Quelqu’un sort, j’entre et je grimpe les escaliers. Arrivée devant la porte, je reprends me souffle. “Et maintenant, t’as l’air malin, qu’est-ce que tu vas dire ?” Il faut que je répète quelque chose qui ait du sens quand même. Malgré moi, ma main frappe à la porte. Je ferme les yeux. “C’est de la folie pure, Mélanie ! On ne se présente pas comme ça chez les gens voyons ! Et puis tu es toute ébourrifée, en sueur, qu’est-ce qu’on va penser de toi ?”

Pourvu qu’elle ne soit pas là ! Pourvu qu’elle ne soit pas là ! La porte s’entrouve.

-Qu’est-ce que c’est ?

-Bonjour madame, je m’appelle Mélanie Péron. Je travaille à l’Université de Pennsylvanie aux Etats-Unis et je fais des recherches sur la rafle du Vel d’Hiv et… Je suis vraiment confuse de vous déranger de la sorte.

La porte s’ouvre un peu plus. Je ne vois que ses yeux. Ce sont les mêmes que ceux de ma Mémé. Ils sont incrustés de pépites d’or. J’ai l’impression de déjà la connaître.

-Je suis en train de faire un gâteau pour ma famille. Je n’ai pas beaucoup de temps mais ne restez pas sur le pas de la porte. Entrez un instant.

Elle porte un tablier comme Mémé. La lumière dorée de cette fin de journée d’été filtre à travers la fenêtre. Je me sens protégée.

-Alors, racontez-moi tout. Qui êtes-vous ?

Je n’ai qu’une envie : mettre un tablier et aller l’aider à faire le gâteau comme je le faisais avec ma grand-mère. Cette dame n’a aucune idée du bien qu’elle me fait. Elle pose du baume sur mon coeur comme ce baume du Pérou que Mémé mettait sur nos plaies et dont je peux encore sentir l’odeur.

Elle m’a donné son livre pour que je lise son histoire. Elle a écrit son email dans mon carnet et m’a dit de lui écrire.

On peut entrevoir la carte au trésor que mon fils Simon a dessinée le 16 juin dans mon carnet derrière l’adresse manuscrite de Rachel

Je la remercie et avant d’entrer dans l’ascenseur, je l’entends me dire :

-Vous savez, je réponds rarement quand on frappe à la porte depuis cette époque mais là, j’ai senti que quelque chose de spécial était derrière.

Dans la rue, je pleure paisiblement.





Jeudi 11 juillet 2019

Je suis passée chercher Rachel en taxi et nous avons retrouvé Amaury (le caméraman), Kyra Schulman et Léa Petermeijer (2 étudiantes de UPenn) devant l’école que fréquentait Rachel pendant la guerre au 9 rue de Tlemcen. Ils sont tous tombés sous son charme et sa gentillesse. Nous étions tous nerveux et elle a su nous mettre en confiance. Après avoir été filmée seule devant la plaque sur lesquels sont inscrits les noms de ses cousins et cousines, elle a demandé si elle pourrait être filmée s’adressant à quelqu’un. Elle aurait moins l’impression de parler dans le vide. Léa a donc marché à ses côtés pendant que Kyra et moi essayions tant bien que mal de rester hors champ. Après l’école, nous sommes allés au 71 rue des Amandiers où habitaient ses cousins Paul et Maurice Psankiewicz, tous les deux morts en déportation. Maurice serait mort à Auschwitz dans les bras d’Abram, le père de Rachel. Ensuite, elle nous a emmenés au 15 rue de Tlemcen où se trouvait anciennement l’immeuble de ses grands-parents Hendla et Nachman Psankiewicz. Puis, nous avons traversé la rue jusqu’à un parc de jeux pour enfants. C’est là que l’immeuble familial se situait. Avec Kyra, nous osons y voir une forme de justice poétique pour la petite Rachel et tous ses camarades qui, du jour au lendemain, n’ont plus eu accès aux squares, n’ont plus eu d’enfance. Enfin, nous avons refait le trajet qu’elle a emprunté avec sa mère, Chana, et sa soeur, Louise, ainsi que “toute la masse étoilée” le 16 juillet 1942. Destination : la Bellevilloise où toute notre histoire a finalement commencé.

Du quartier familial (rue de Tlemcen, Duric et des Amandiers) à la Bellevilloise

Nous avons déjeuné au P’tit Bistrot. Pendant qu’elle répondait aux questions que nous lui posions, Kyra traçait méticuleusement l’arbre généalogique de la famille Zyto-Psankiewicz.

-J’ai des cousins aux Etats-Unis. Si vous pouviez en retrouver, ça me ferait plaisir de savoir ce qu’ils sont devenus.

Je fais confiance aux talents de détective de Kyra. Elle va certainement réussir à tirer quelques fils et connecter les histoires qu’un océan a séparées. C’est d’ailleurs un peu l’histoire de sa grand-mère Yvette Chapiro qui s’est expatriée aux Etats-Unis après avoir survécu aux rafles en France. Kyra parle souvent des fils laissés sur la robe d’Yvette après qu’elle a arraché son étoile jaune pour rappeler le travail de petite main que nous faisons.

Peut-être qu’Amaury, Léa et Rachel ont eux aussi pleuré paisiblement ce soir après cette journée passée aux côtés de Rachel.