Mélanie's Blog | Henri Muller


Samedi 15 juin 2019

Cet après-midi, j’avais rendez-vous avec Samuel Muller -fils de Michel- que j’ai contacté en février via Facebook pour qu’il me connecte avec sa tante (je savais que son papa était décédé) espérant pouvoir organiser une rencontre avec le groupe d’étudiants que j’accompagnerai à Paris en janvier prochain. Il me répondit que malheureusement Annette était grièvement malade mais qu’il était disposé à répondre à mes questions sur l’histoire de sa famille.

Je me suis rendue à Menilmontant tôt ce matin pour essayez de reconnaître les lieux qu’Annette a décrits dans son témoignage et refaire le chemin parcouru par Rachel et les enfants le matin du 16 juillet 1942, du 3 rue de l’Avenir à la Bellevilloise. Je n’étais jamais venue dans ce quartier.

La rue de l’Avenir est un cul-de-sac. Sur le plan de 1940, elle porte le nom de Passage de l’Avenir. Rue, Passage, Avenir ces signifiants sont des anomalies autant urbaines qu’historiques pour les Muller. Le 16 juillet 1942, ce lieu a en effet été pour eux un dead end, anglais pour impasse, et certainement le point de départ du rétrécissement de leur avenir.

Visiteurs circulant sur la plate-forme mobile installée lors de l'Exposition universelle de 1900, found on Vimeo

Rue de l’Avenir, c’est le nom, approprié cette fois, donné à la plate-forme mobile que les Parisiens ont découvert émerveillés lors de l’Exposition Universelle de 1900.”Le trottoir roulant” conduisait les visiteurs entre le Champ-de-Mars et les Invalides. Le bus qui a acheminé Rachel et ses enfants au Vélodrome d’Hiver a malheureusement pris le sens inverse.

En sortant de la rue de l’Avenir, j’ai tourné à gauche et suivi le trottoir de la rue Pixérécourt. J’ai reconnu la mercerie où Rachel a envoyé Annette ce matin-là, soi-disant pour acheter un peigne mais certainement dans une tentative désespérée de permettre à sa petite de s’enfuir. Par contre, je n’ai pas pu remettre la boulangerie dont les propriétaires avaient applaudi le triste spectacle de la rafle.

Je n’étais pas sûre de la direction à prendre mais la rue semblait prête à me souffler le chemin. Un panneau Là-Haut m’a ainsi convaincue de continuer tout droit.

J’ai ensuite tourné à droite rue de Ménilmontant que j’ai commencé à descendre à la recherche de la Bellevilloise. Comme je suis allée trop loin, j’ai dû trouver un raccourci pour rattraper la rue Boyer. Le nom de la rue était approprié à notre histoire cette fois-ci : la rue Juillet. Je suis enfin arrivée devant la Bellevilloise où Rachel et les enfants ont été enfermés et d’où Henri et Jean se sont enfuis. Telle un choeur grec, la ville me rappelait l’objectif de mon projet avec ces banderoles rouges tendues sur la façade de l’établissement et qui me chuchotaient “ZONE SILENCE”.


Addendum

Quand nous avons filmé Henri, j’ai découvert que je m’étais trompée pour la mercerie. Le magasin à la devanture bleue était une teinturerie m’a-il expliqué. La mercière était installée plus bas, au 14 rue Pixérécourt. C’est aujourd’hui une cabinet de kinésithérapeutes dont la façade a effacé toute trace extérieure de l’ancienne boutique

Néanmoins, la fonction Streetview de Google map permet de remonter le temps jusqu’en 2008 et de retrouver les différentes physionomies qu’un endroit a eues depuis. Sur la photo du 14 rue Pixérécourt prise en 2008, on découvre ainsi des panneaux en bois qui rappellent bien le passé commercial du lieu et nous laissent imaginer la boutique où Annette s’est rendue

lundi 31 janvier 2022

Au cours de recherches que je fais sur l’histoire de Sarah Montard(née Lichtsztejn), je me suis retrouvée rue des Rigoles sur Google Map. Alors que le bâtiment que je recherchais n’existe plus, je me suis néanmoins retrouvée nez-à-nez avec un mirage, un lieu tout droit sorti de l’univers perecquien. Au 28 rue des Rigoles, une mercerie-papeterie est toujours là. En mots seulement. Et ces mots raccourcissent à vue d’oeil. Les captures d’écran ci-dessous nous permettent de voir à quoi devait ressembler la boutique de la rue Pixérécourt. Mais surtout, elles nous permettent de préserver ce futeur non-lieu de l’ultime effacement.

Quant à la boulangerie. elle était au coin de la rue de Pixérécourt et de la rue de l’Est. Cet Est que Rachel avait quitté et où elle allait être ramenée pour y être assassinée. Henri était heureux de me faire remarquer que la fameuse boulangerie était aujourd’hui un club très privé. “Ca leur apprendra à ces gens bien comme on dit !”, a-t-il lancé, avec un sourire espiègle, en parlant des boulangers. “J’ai une photo de quand c’était encore une boulangerie. Je vous la montrerai.”

Plus tard, j’ai retrouvé Samuel Muller au 3 rue de l’Avenir. Nous avons pris une table au P’tit Bistrot situé au 108 rue de Ménilmontant.

Pendant la conversation, Samuel a mentionné son oncle Henri, le dernier survivant de la fratrie mais qui, contrairement à Michel et Annette, a rarement témoigné en public.

Je lui ai parlé de mon projet de retracer les pas de sa grand-mère et ses enfants le jour de la rafle du Vel d’Hiv avec une caméra 360-degrés. En allant de la porte de l’appartement des Muller au 3 rue de l’Avenir jusqu’à la Bellevilloise, ce film nous permettrait de raconter l’histoire de la famille mais aussi l’Histoire en ravivant le bruit des pas dans l’escalier, en faisant parler les façades de la ville qui ont certes changé mais qui savent murmurer ce qu’elles ont vu à ceux qui tendent l’oreille. Et si Henri faisait partie du film ? Il pourrait être notre guide qui gratte les couches de peinture passée sur les murs depuis et nous révèle un peu de leur visage ce jour-là… Samuel a promis d’appeler son oncle et de lui parler du projet vidéo. On verra bien… […]


Dimanche 16 juin 2019

Reçu un texto de Samuel. Henri Muller accepte de me rencontrer et de participer au film ! Samuel m’a communiqué son numéro de téléphone.

[Plus tard dans la journée]

Rdv avec Henri au 3 rue de l’Avenir le 10 juillet...


Mercredi 10 juillet 2019

Henri est arrivé avec un sac en plastique dans lequel se trouvait une chemise remplie de documents sur sa famille et la rafle du Vel d’Hiv.

Amaury (le cameraman) et Kyra Schulman (une étudiante de UPenn) étaient à mes côtés. Nous l’avons filmé seul tandis qu’il suivait le chemin qu’il avait pris avec sa mère, ses frères et sa petite soeur ce 16 juillet. Tout au long de la route, il commentait les lieux devant lesquels il passait : là où se trouvait la boutique où Rachel a envoyé Annette acheter un peigne, là où les boulangers ont applaudi devant le cortège, là où il allait au cinéma,là où il retrouvait le gang dont il était le meneur etc.

L’arrivée à la Bellevilloise a été particulièrement émouvante. Comment imaginer qu’entre les murs de l’établissement hipster, dont certains sites pour touristes vantent le brunch, des centaines de femmes et d’enfants ont été enfermés avant l’arrivée des bus pour le Vélodrome d’Hiver?

Nous avons déjeuné au P’tit Bistrot. Après manger, Henri a sorti de sa poche une petite boîte métallique méticuleusement fermée à l’aide d’un élastique enroulé deux fois. “Ce sont les médicaments qui m’aident à digérer comme on dit. Vous en voulez une ? Ce sont des pastilles Vichy.”

Ca m’a fait penser à l’ouvrage Vichy, un passé qui ne passe pas

[...] l'insupportable avec "Vichy" ce n'est pas tant la collaboration ou le crime politique organisé que ce qui fut au fondement même de l'idéologie pétainiste et qui eut, un temps, les faveurs du plus grand nombre : la volonté de mettre un peuple tout entier hors de la guerre et le cours de l'Histoire entre parenthèses. [...]

Ce soir, avec Amaury et Kyra, on a reparlé “des médicaments” d’Henri et on a éclaté de rire. On a ri malgré tout


Mercredi 21 octobre 2020

Plus d’un an que nous avons filmé Henri. Comme si le destin s’acharnait à vouloir que son histoire reste entre parenthèses, le fichier audio était corrompu, une des cartes SD a disparu de ma valise… et pour couronner le tout Covid. Grâce à un semestre sabbatique, j’ai pu retourner à Paris qui, avec son couvre-feu et ses laissez-passer, rappelle vaguement une autre époque.

Aujourd’hui, masquée et munie de mon attestation de déplacement, je suis allée rendre visite à Henri et sa femme, Rose. Bien droit sur son canapé, Henri s’est gentiment prêté au jeu de l’interview. Je n’ai pas osé lui dire que la vidéo que nous avons filmée l’année dernière n’a pas vu le jour. Il en faudrait des pastilles Vichy pour faire passer la nouvelle!

Henri veut que je revienne pour me montrer les lettres qu’il a reçues de son père et d’Annette pendant la guerre.


Vendredi 30 octobre 2020

Je suis retournée chez Henri. Rose nous avait préparé un thé à la menthe et des petits gâteaux. Henri est arrivé avec une boîte remplie de lettres, de cartes postales, de faire-part catholiques. “Allez-y, fouillez comme on dit!”

Les témoignages d’Annette et Michel m’avaient déjà raconté leur mère : une femme drôle, une maman-poule. A leur tour, les lettres m’ont révélé un père-courage, aimant et protecteur coûte que coûte. Comment Manek a-t-il réussi à continuer d’écrire à ses enfants ? Il aurait pu se faire arrêter. Comment trouvait-il les moyens de leur envoyer des colis alors qu’il ne possédait plus rien ? Son courage m’époustoufle.

Et quelle émotion de lire ces cartes écrites de sa main et dont les mots sont souvent la transcription phonétique de la façon dont il les prononçait. En les lisant, on entend son doux accent venu d’ailleurs. Il y a aussi des cartes impeccablement écrites par son ami Marc. Henri m’a dit que ce dernier avait “fait de grandes études et avait une très bonne situation, comme on dit. C’est pour ça qu’il écrivait bien.” Manek dictait à Marc qui reformulait en “bon français”. Une carte écrite en juillet 1942 laisse à penser que Manek l’a dictée à la concierge qui l’a caché la nuit du 15 au 16 juillet. Nous remarquons avec Henri que le français de Marc l’immigré est meilleur que celui de la concierge française.

Dans son courrier à son père, Henri tente constamment de rassurer son père et lui enjoint de bien faire attention. Annette est une petite fille au tempérament déjà bien trempé. Ca ne m’étonne pas!

L’Eglise est présente dans cette correspondance qu’elle soit en première ligne ou entre les lignes comme en témoignent les faire-part de communion, les photos de Jean et Henri en habits de cérémonie. Et bien sûr, il y a soeur Clotilde, l’ange gardien, que je découvre immense sur les photos.

- Henri, je peux prendre des photos des lettres?

- Prenez, prenez ! Et reprenez du thé !


Dimanche 20 juin 2021

Toujours masqués, nous nous sommes retrouvés Henri et moi à la sortie du métro Place-des-Fêtes. Egal à lui même avec son sac plastique à la main et sa boîte de pastilles Vichy bien enfoncée dans la poche.

On a remonté la rue Olivier-Métra. L’école élémentaire était ouverte en tant que bureau de vote. Nous en avons profité pour entrer dans la cour. Soudain, Henri a disparu. Je l’ai retrouvé en train d’essayer d’ouvrir une porte.Il m’a fait signe de la main:

- Venez, Mélanie ! Je vais vous montrer quelque chose.

Je me suis faufilée dans le bâtiment qui était plongé dans l’obscurité. On n’y voyait rien. J’entendais seulement le claquement des sandales d’Henri sur le sol et les bruissements de son sac. A tâtons, je cherchais l’interrupteur. D’un pas lest, Henri avait déjà descendu l’escalier. Le concierge, inquiété par des bruits suspects, est sorti de sa loge. Henri l’a désarmé de son sourire et surtout avec l’histoire de la plaque de marbre sur le mur.

- Vous voyez ces noms ? C’était tous mes copains.

Premier sur la liste, j’ai reconnu le nom de Joseph Brandwayn qui s’était enfui de la Bellevilloise avec Henri et Jean mais qui malheureusement avait préféré retrouver sa mère au Vél d’Hiv.

J’ai pris une photo d’Henri devant un triptyque

“Liberté-Egalité-Fraternité” peint sur un mur de la cour de récréation. Devant le tableau chamarré et derrière le petit monsieur au blouson beige, j’ai entrevu l’élève Henri Muller, premier de la classe, qui gonflait le torse et fixait l’appareil de son regard espiègle.

Nous avons repris la route et parcouru celle qu’il avait prise tous les jours pour rentrer de l’école. Une joggeuse est sortie du 3 rue de l’Avenir. Nous lui avons raconté l’histoire d’Henri et elle nous a gentiment laissés remonter les escaliers descendus à toute vitesse le 17 juillet 1942.

- Je suis prêt quand vous êtes prête, Mélanie.

- C’est bon, Henri !

- Alors, on y va comme on dit !

Henri a redescendu les marches, droit comme un i, malgré ses sandales qui glissaient. Moins sûre de moi, je le suivais caméra à la main en prêtant bien l’oreille aux craquements du bois sous nos pas.”Il craquait déjà à l’époque”, m’avait-il dit.

Une fois dans l’impasse, nous avons tourné à gauche rue Pixérécourt et nous sommes dirigés vers la Bellevilloise. Comme en 1942.

Comme en 2019 aussi mais cette fois-ci la vidéo verra le jour.

Le film était censé s’arrêter à la Bellevilloise car je ne voulais pas fatiguer Henri. Sortis de l’ancien lieu de regroupement, j’allais pour éteindre ma caméra.

- Alors maintenant on s’échappe jusqu’à la Place du Guignier où j’ai retrouvé mon père ?

- On va où vous voulez, Henri. Je vous suis.

(...)

- Alors en avant toute!

Et on a continué notre course à travers le temps.


Lundi 21 juin 2021

Je suis retournée au 3 rue de l’Avenir en fin d’après-midi pour filmer de nouveau le trajet emprunté hier avec Henri. Je préfère avoir le plus de prises de vue possible pour la version finale.

Des guinguettes étaient installées. Le coeur du quartier battait au rythme de concerts improvisés dans la rue. L’air était joyeux et léger. J’avais oublié que c’était la fête de la Musique et donc le premier jour de l’été. Rue Boyer, le café des Sports et L’Echappée ne gardaient de l’histoire du 16 juillet 1942 que leurs noms ce soir. Disparus les bus qui étaient garés devant ce jour-là et qui allaient conduire leur chargement au Palais des Sports où les petits s’attendaient à voir un cycliste accomplir une incroyable échappée. Heureusement, la ville sait être espiègle et se rappeler au bon souvenir du promeneur. Sur ses murs, elle inscrit à l’encre sympathique des textes que l’on a cru oubliés ou que l’on a voulu faire oublier : Café des Sports, L’Echappée. Aucun cycliste n’est bien évidemment apparu sur la piste du Vel d’Hiv mais Henri, Jean et leur ami Joseph ont bel et bien accompli une incroyable échappée.

Joseph a préféré faire un tour de piste et revenir sur ses pas. Je pensais à cet enfant perdu sans sa mère quand, sur le mur de la Bellevilloise, à deux pas de l’actuelle plaque commémorative, j’ai lu : Je ne pense Covid qui nous sépare. Nouveau clin d’oeil de la ville. Malgré le signifiant d’une autre époque, le tag hurle le vide pour qu’il ne tombe pas dans l’oubli.

Place du Guignier, j’ai imaginé Rachel et Manek qui virevoltaient dans une valse endiablée sous les lampions, s’aimant à la folie pendant qu’Annette, Henri, Jean et Michel jouaient avec leurs copains...


Mardi 10 août 2021

A la fin de l’année scolaire 1942, Henri a reçu en prix La Vie de Guynemer écrit par Henri Bordeaux et publié en 1920. Comme Annette l’expliquait dans ses témoignages, Henri en lisait quelques pages tous les soirs et plaçait le livre sous son oreiller pour le lendemain. C’est ce qu’il a fait le soir du 15 juillet. Quand les policiers sont venus les arrêter au petit matin, Henri n’a pas eu le droit d’emporter son prix avec lui et la lecture des aventures de l’aviateur s’est interrompue là elle aussi.

J’ai trouvé un exemplaire du livre et l’ai envoyé à Henri ce matin avec un petit mot :

Eté 2021

Honneur aux Muller!”

Mon cher Henri,

Vous avez commencé ce livre en juillet 1942. L’Histoire ne vous a pas laissé le terminer. Il est resté sous votre oreiller et après?

Vous avez commencé ce livre en juillet 1942. L’Histoire ne vous a pas laissé le terminer. Il est resté sous votre oreiller et après ? J’ai retrouvé un exemplaire que je me permets de vous envoyer pour que le petit garçon devenu vieux monsieur puisse continuer sa lecture.

Avec toutes mes amitiés,

Mélanie



Lettre d’Henri datée du 14 août 2021



Lundi 30 août 2021

Mais j’ai eu Henri au téléphone hier pour le remercier de sa lettre et il ne m’en a rien dit!

Je l’ai appelé sur le champ pour présenter mes condoléances et m’excuser de ne peut-être pas lui avoir laissé la place de me parler de la mort de sa soeur pendant notre conversation d’hier.

- Je ne voulais pas vous gâcher vos derniers jours de vacances. En effet, Annette nous a quittés le 9 août. Elle a avalé quelque chose qui a pris la mauvaise route comme on dit.

La mauvaise route. Comme lorsqu’elle n’a pas compris la ruse de sa mère et qu’elle est revenue à la maison. Comme lorsque la famille a obéi aux ordres des policiers et a descendu les escaliers. Annette rêvait si souvent qu’elle les remontait ces marches.

La mauvaise route. Comme cette rue de l’Avenir qui est une impasse. Comme cet Avenir dont Rachel a été privée. Comme cette rue à laquelle l’hommage à Annette du Mémorial a préféré la rue des Envierges.

Avec cette expression familière, Henri venait de dérouler le fil conducteur de leur histoire. Et toutes les pastilles Vichy qu’il a dans sa poche ne suffiront jamais à la faire passer “comme on dit”.


Lettre d’Henri datée du 4 octobre 2021